« Profilage racial » : l’interdiction de l’abaya par Attal « préoccupe » des rapporteuses de l’ONU

Alors que le tout nouveau premier ministre vante cette mesure prise à la rentrée, six membres du Haut-Commissariat aux droits de l’homme critiquent l’interdiction de l’abaya à l’école, qui « ouvre la porte à l’arbitraire, au harcèlement et à la discrimination » des élèves musulmanes.

David Perrotin, 10 janvier 2024 à 14h18

C’est un bilan que le tout nouveau premier ministre assume fièrement. « En prenant des décisions fortes sur les abayas, en prenant des décisions fortes sur la laïcité, c’est pour la liberté que je me suis engagé », a déclaré Gabriel Attal lors de sa passation de pouvoirs avec Élisabeth Borne, mardi 9 janvier. 

Dans une lettre que publie Mediapart, six rapporteurs et rapporteuses spéciaux de l’ONU (sur les droits culturels, le droit à l’éducation, les questions relatives aux minorités…) remettent pourtant en cause ce fait d’armes de l’ancien ministre de l’éducation. Saisis par l’association Action droits des musulmans (ADM), elles et ils critiquent cette mesure vantée par le tout nouvel hôte de Matignon, et dont les conséquences discriminatoires avaient déjà été documentées par Mediapart. 

Pour ce comité des Nations unies, cette interdiction généralisée des vêtements amples sanctionne « de facto les filles qui refusent d’être jugées sur leur apparence et leur corps », ce qui peut constituer une situation « de discrimination et violence à leur égard ». L’analyse est sévère : cette mesure « ouvre la porte à l’arbitraire, au harcèlement et à la discrimination », et pourrait entraîner des « contrôles subjectifs et du profilage racial ».

Dans ce courrier adressé au gouvernement et daté du 27 octobre 2023, les rapporteurs et rapporteuses alertent également le gouvernement sur cette mesure qui affecte « de manière disproportionnée » les élèves. En cause, la note de service décidée par Gabriel Attal interdisant le port des abayas et des qamis à partir de la rentrée scolaire de septembre 2023. 

Au moins 298 élèves s’étaient présentées en abaya lors de cette rentrée scolaire, et 67 auraient refusé de la retirer et ont été renvoyées chez elles, selon les données du ministère de l’éducation. Comme nous le révélions, de nombreuses élèves qui portaient des vêtements n’ayant rien à voir avec des abayas ont aussi été discriminées

« Des étudiantes portant des kimonos se sont vu refuser l’accès à l’éducation sous prétexte que cette tenue était similaire à une abaya. Certaines étudiantes ont déclaré se sentir humiliées, rappellent les avocats de l’ADM dans leur saisine. Les étudiantes et les parents étaient perplexes et déconcertés quant à la définition d’une abaya et à ses définitions particulièrement floues et larges. »

« Des préjugés racistes et sexistes »

Dans ce courrier, les avocats évoquent aussi des interrogatoires, « des préjugés sexistes et racistes », ainsi que des allégations quant à l’appartenance religieuse des élèves de la part du personnel scolaire. Les avocats de l’ADM dénoncent le fait que « ces “dialogues” ne soient assortis d’aucune voie de recours, ni de représentant juridique pour protéger les jeunes filles conformément à leurs droits »

Dans leur saisine, les conseils de l’ADM listent les « déclarations stigmatisantes faites par des responsables publics » lors de cette séquence politique lancée par Gabriel Attal. « Par exemple, le 28 août, lorsque le porte-parole du gouvernement déclare que l’abaya est une tenue religieuse et que “c’est une attaque politique, c’est un signe politique, quand vous venez avec des appels sur les réseaux sociaux à venir avec des habits religieux ostentatoires dans un établissement scolaire laïc, vous faites de la politique, vous faites du prosélytisme”» 

De même lorsque, le 3 septembre 2023, la secrétaire d’État chargée de la citoyenneté déclare : « Dans des endroits, on va avoir des dizaines de jeunes filles qui arrivent en abaya. En plus certains réseaux islamistes les poussent, les alimentent à y aller, à passer en force, c’est encore une fois un test de la République. » Et enfin lorsque « le ministre de l’éducation a déclaré “il y a eu des notes de renseignements qui montrent que sur les réseaux sociaux, des réseaux islamistes poussent à passer en force, en proposant même parfois de l’argent. Ces réseaux tentent de démontrer que les lois de la religion sont supérieures à celles de la République” ».

En conclusion, les rapporteurs et rapporteuses du Haut-Commissariat aux droits de l’homme disent ainsi être « préoccupés par l’interdiction générale et absolue, qui repose sur une qualification de l’abaya et du qamis comme signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse par nature ».

« Profilage racial »

La lettre regrette aussi que la circulaire de l’ancien ministre de l’éducation ne donne aucune définition de l’abaya, et rappelle que pour certaines instances religieuses, l’abaya n’est pas un vêtement religieux mais culturel ou traditionnel : « Il revient donc aux chefs d’établissements scolaires d’identifier les élèves qui portent une abaya ou un qamis, avec une large marge d’interprétation. Ceci ouvre la porte à l’arbitraire, au harcèlement et à la discrimination, et conduit à des contrôles subjectifs et à du profilage racial en fonction de l’origine ethnique. Les jeunes filles issues des minorités ethniques, en particulier celles d’origine arabe et africaine ou perçues comme musulmanes, sont ciblées. »

Comment cette mesure peut-elle être conforme au respect du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit fondamental d’accès à l’éducation ?, interrogent les rapporteurs et rapporteuses, qui somment le gouvernement de « fournir des informations sur les mesures prises pour veiller à ce que ces interdictions ne violent pas les droits des personnes de confession musulmane à la liberté de religion ou de conviction, sans discrimination, et à ce qu’elles ne conduisent pas à accroître leur marginalisation sociale »

Dans cette même lettre, les membres du Haut-Commissariat aux droits de l’homme pointent aussi plusieurs décisions d’instances sportives interdisant le port de certaines tenues pour les femmes musulmanes. La Fédération française de football, qui interdit de porter le hidjab lors de compétitions, la Fédération française de basket, qui a souhaité interdire à ses joueuses le port d’un couvre-chef, ou la ministre des sports, Amélie Oudéa-Castéra, ayant annoncé que les athlètes françaises ne seraient pas autorisées à porter un hidjab aux Jeux olympiques d’été de Paris 2024. 

Et les rapporteurs et rapporteuses d’alerter : « Nous tenons à exprimer nos graves préoccupations au sujet de ces interdictions relatives au port de vêtements religieux, qui conduisent à un ciblage disproportionné des femmes musulmanes, en particulier en imposant des restrictions à leur droit de manifester leur religion ou leur conviction. » Avant d’ajouter : « Nous souhaitons réitérer l’importance du respect systématique de l’autonomie corporelle et de la liberté des femmes et des filles, ainsi que de leurs choix libres et éclairés, tout en rejetant fermement toute forme de coercition ou de codes de modestie imposés découlant de l’oppression patriarcale. »

Le ministère refuse de demander l’avis de la CEDH 

Dans sa réponse envoyée le 22 décembre 2023 et publiée mardi 9 janvier, le ministère de l’éducation soutient l’interdiction des abayas en estimant qu’elle ne serait rien d’autre que « l’application de la loi française ». Il rappelle aussi que plusieurs recours contentieux devant la jurisprudence administrative sont en cours et que « les mesures mentionnées par les rapporteurs continueront ainsi d’être contrôlées par le juge administratif à l’aune d’une jurisprudence relative à la laïcité qui est nuancée, précise, et qui vise à assurer la protection pleine et entière des droits fondamentaux ». 

Le gouvernement rappelle notamment que les recours en référé-liberté et en référé-suspension à l’initiative de l’ADM et défendus par Mes Vincent Brengarth et William Bourdon ont été rejetés par le Conseil d’État en septembre dernier. Il assume aussi les interdictions dans le sport, tout en promettant de veiller à la proportionnalité de ces mesures.

Contrairement à ce qui a été largement documenté depuis, le gouvernement assure que dans cette note d’instruction, la référence à l’abaya et au qamis « est, par elle-même, suffisamment précise et explicite pour éviter toute difficulté dans l’application de leur interdiction, ces vêtements traditionnels étant clairement identifiés par le grand public comme par les agents publics chargés de l’application de la loi, et en premier lieu les chefs d’établissement ».

En plus des procédures toujours en cours lancées par l’ADM, dont un recours en excès de pouvoir, l’association a demandé au Conseil d’État d’adresser une demande d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour savoir notamment si « l’interdiction d’un vêtement au sein des établissements scolaires par une note de service peut être considérée comme une ingérence “prévue par la loi” au sens de l’article 8 de la Convention ».

« Les effets d’annonce qui guident l’action de nos gouvernants, pour contenter telle ou telle sensibilité, se heurtent invariablement à l’État de droit, perçu comme accessoire. L’investissement de la question éducative à l’occasion de la rentrée scolaire par le biais de l’interdiction de l’abaya en est l’illustration, estime Vincent Brengarth*. Nous attendons du Conseil d’État qu’il constate que cette interdiction, ni nécessaire ni justifiée, porte atteinte à nos engagements internationaux, au besoin en saisissant pour avis la CEDH. »* 

Mais le 8 décembre dernier, le ministère dirigé encore à cette époque par Gabriel Attal, sollicité dans le cadre de cette procédure, s’est également opposé à ce que la CEDH réponde à cette question.


Le courrier en question (pdf) : https://spcommreports.ohchr.org/TMResultsBase/DownLoadPublicCommunicationFile?gId=28534

    • pled@jlai.lu
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      6 months ago

      Des valeurs réactionnaires, c’est le réflexe devant un avenir incertain. Je ne porte aucun jugement, et je n’ai pas parlé d’avenir moins sombre.