Plus personne ne peut nier désormais la dérive illibérale des pouvoirs publics actuels. Entre politiques migratoires racistes, pratiques autoritaires, et affaiblissement des contre-pouvoirs, la fameuse rhétorique du « en même temps » apparaît finalement comme un moyen de cacher la dérive inexorable du Président vers l’extrême-droite.


Qui aurait pu prévoir en 2017 où nous en serions sept ans plus tard, au cours du second quinquennat Macron ? Ce dernier s’était fait élire sur la prétention de remiser l’ordre politique antérieur – les vieux partis de droite et de gauche au nom du « en même temps » –, de refonder la démocratie, de redonner de l’allant à la société française, de l’ouvrir à une modernité réaffirmée avec un président jeune et intelligent, ami du philosophe Paul Ricoeur. L’écologie n’était guère présente dans les bagages de campagne de 2017, mais la nomination de Nicolas Hulot, puis la promesse d’un « second quinquennat écologique » figuraient comme autant de gages.

À l’arrivée c’est, au lieu du « ni droite ni gauche », un illibéralisme décomplexé et l’assomption des thèses de l’extrême-droite sur l’immigration. En fait de refondation des institutions et de la démocratie, nous avons assisté à un exercice du pouvoir solitaire et autoritaire, qui a vidé de son sens une expérience pourtant intéressante comme la Convention citoyenne sur le climat.

La nomination d’un Premier ministre jeune et inexpérimenté, qui lui doit tout, Gabriel Attal, pas même adoubé par l’Assemblée nationale, et dont le seul titre de gloire est l’interdiction de l’abaya (waouh !), ne risque guère de changer la donne. Plus généralement, l’exercice macronien du pouvoir débouche sur une usure et une délégitimation des institutions de la Ve République ; et sur une société française bloquée, divisée en trois groupes : extrême-droite, centre et gauche[1], les uns et les autres décalés par rapport à leurs passés et orientations traditionnelles. Quant à l’ami de Ricoeur, il s’est mué en ami de Benalla, avec un tropisme de plus en plus marqué pour la figure d’OSS 117[2].

Du côté de l’écologie, les promesses se sont volatilisées avec la démission d’Hulot, dégoûté, puis elles ont été gazées avec les Soulèvements de la Terre et les scientifiques explicitant les raisons documentées de s’opposer à l’A69. Seule consolation, nous ne sommes pas en guerre aux côtés de la Russie de Poutine contre l’Europe, le chômage a été réduit, mais le déficit du commerce extérieur a atteint les mêmes sommets que ceux de la dette nationale. Une leçon des ténèbres jusqu’alors inégalée pour un président de la République, excepté peut-être la figure de Paul Deschanel, au demeurant par trop décriée. Que s’est-il passé ces dernières années ?

Un diagnostic désormais partagé : l’installation d’un régime illibéral, indirectement soutenu par nombre de formations politiques

Les tribunes dénonçant l’illibéralisme du régime actuel se sont multipliées, la chose est désormais entendue par une partie au moins de l’opinion, même si nombre de média feignent l’ordinaire. La France de Macron n’est pas encore la Hongrie d’Orban, la Pologne du Pis ou la Russie de Poutine, mais elle s’y emploie avec un fonds d’opinions favorables. Qu’est-ce que l’illibéralisme ? Il consiste à disjoindre les mécanismes électifs du contexte général constitutif des démocraties libérales : un encadrement constitutionnel et juridique de l’exercice du pouvoir au nom des droits fondamentaux, conçus quant à eux pour échapper à l’arbitraire gouvernemental ou législatif ; à quoi s’ajoutent quelques conditions sociales générales sur lesquelles nous reviendrons.

Sans un encadrement constitutionnel et juridique associé à l’affirmation des droits humains fondamentaux, transcendant la loi ordinaire, rien n’empêcherait le pouvoir de la majorité de s’exercer jusqu’à la tyrannie. Rien n’empêcherait non plus le pouvoir de tronquer les résultats électoraux, à l’amont en choisissant les candidats autorisés à se présenter et en interdisant l’expression de l’opposition politique comme la Russie de Poutine, soit à l’aval en cherchant à fausser les résultats issus des urnes comme a cherché à le faire Trump en exerçant notamment une pression sur les responsables de la certification des résultats électoraux dans les États du Michigan et de Géorgie, ou encore de Pennsylvanie. Ajoutons que le système nord-américain des grands électeurs est illibéral, puisqu’il permet, comme Trump en 2016, l’accès au pouvoir exécutif d’un candidat n’ayant pas obtenu la majorité des suffrages exprimés.

À cet encadrement juridique s’ajoutent des conditions générales fautes desquelles les mécanismes électoraux ne sauraient fonctionner correctement. Point d’élections dignes de ce nom sans un système éducatif correct, sans une presse et des moyens d’information libres et pluralistes. Pas de démocratie non plus sans un encadrement juridique du pouvoir économique, sans des syndicats libres permettant la défense des droits du monde du travail. Toutes choses qui renvoient à ce que Pierre Rosanvallon appelle la contre-démocratie, à savoir tous les contreforts qui permettent au système de fonctionner et de tenir[3].

Nous ajouterons à ces conditions générales la réduction des inégalités, condition fondamentale à la détermination électorale d’un intérêt général. Si les conditions économiques des citoyens sont trop distantes, se crée alors une classe d’hyper-riches, et d’hyper-pauvres d’ailleurs, et il n’est plus en conséquence d’intérêt partagé et commun possible, d’intérêt général[4]. Tel est d’ores et déjà le cas quand les milliardaires rêvent d’échappée sur Mars, de construire des îles artificielles qui leur soient dédiées et se réfugient a minima et effectivement dans des villas-bunkers isolées et survivalistes. Le système d’information tel qu’il existe désormais avec sa fragmentation en multiples niches et ses réseaux sociaux, avec les possibilités de manipulations électorales massives[5], n’est guère propice non plus à la démocratie.

Revenons à la France d’Emmanuel Macron. Avec les Etats-Unis, c’est la seule des démocraties occidentales avec un régime présidentiel, et non primo-ministériel, et donc avec un chef de l’exécutif non responsable devant le Parlement. C’est pourquoi la France et les Etats-Unis (de Trump) sont les seules démocraties à connaître une dérive illibérale sans changement institutionnel préalable. La Pologne du Pis et la Hongrie d’Orban ont pris des mesures successives afin de réduire l’État de droit ; le gouvernement de Netanyahou a tenté de le faire en cherchant à réformer la Cour suprême. La récente loi immigration a commencé à changer la donne, d’autant plus qu’elle a ouvert l’espace du pouvoir réglementaire, ce qui permettra l’adoption de mesures plus sévères avec l’arrivée probable du Rassemblement National au pouvoir, sans même devoir changer la loi. Un second mandat de Trump ferait quant à lui totalement basculer le système politique américain[6].

Où en est-on aujourd’hui en France ? Stéphane Foucart met en avant l’adoption de la loi immigration avec l’entrée en droit français de la préférence nationale (européenne), et la « dérive populiste » en matière d’environnement. Il rappelle également que cette dérive est un phénomène communautaire qui a débouché sur le torpillage de plusieurs textes clé du Pacte Vert européen. Et de rappeler encore que la mue du gouvernement Macron s’inscrit dans un mouvement plus général en France même, avec notamment un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, devenu un climato-négationniste récidiviste, et un président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, se vantant de refuser la mise en œuvre du dispositif légal national zéro artificialisation nette. De façon plus générale, c’est, constate encore Foucart, un arc allant de l’extrême-droite au centre qui s’enferme dans un déni obstiné face aux enjeux climatiques – « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » – et de biodiversité. Nous y reviendrons.

Le juriste Paul Cassia[7] pointe quant à lui la pratique macroniste de l’exercice du pouvoir avec notamment le recours à des « dispositions constitutionnelles et de procédure parlementaire inédites ou peu utilisées » afin de faire adopter le passage à 64 ans de l’âge légal de départ en retraite ou la loi sur l’immigration. Dans les deux cas, c’est l’essence même de la démocratie parlementaire – à savoir le débat contradictoire sur le fond d’un sujet et les conséquences de l’adoption ou non d’un texte –, qui a été contourné. Et d’évoquer la séquence suivante, en cas de retoquage par le Conseil constitutionnel : la critique du « gouvernement des juges ». Il rappelle alors les propos du ministre de l’Intérieur claironnant qu’il n’a cure de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil d’État. A quoi s’ajoute le recours à la Cour de justice pour juger le Garde des Sceaux, laquelle l’a en quelque sorte disculpé tout en reconnaissant sa faute…, et les restrictions récurrentes du droit de manifester, qu’il s’agisse de questions écologiques ou de défense des populations palestiniennes.

Reprenons ici les cinq points que nous avions mis en lumière en juillet 2023[8]. Le premier concerne la réforme des retraites et renvoie à l’usage de procédures particulières pointé par Paul Cassia. Ici ce n’est donc pas du fond, comme pour la loi immigration dont il s’agit en premier lieu, mais de la manière. L’imposition au forceps d’une réforme massivement rejetée par l’opinion comme par les corps intermédiaires, piétinés au passage, n’est pas chose évidente en démocratie ; un rejet qui s’est manifesté tout au long du débat public. La démocratie n’est-elle pas traditionnellement définie comme le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », selon la formule de Lincoln ?

Ont conforté cette entorse majeure toutes sortes d’accrocs à l’esprit des institutions : cette réforme a été mal ficelée, mal défendue, avec des mensonges sur les montants de certaines pensions, des décisions arbitraires sur les clauses de pénibilité, etc. Tout s’est passé comme si le jugement de la nation importait peu aux yeux des pouvoirs publics. Autre accroc majeur, le recours à une loi de finance rectificative, destinée par définition à l’année en cours, peu appropriée au sujet du report structurel de l’âge légal du départ en retraite, mais autorisant le recours au 49.3. Le but de la manœuvre était de contourner la composition d’une majorité ad hoc par un gouvernement minoritaire. Que le Conseil constitutionnel, tout en dénonçant les écarts à la norme, n’ait pas juger fondé de rejeter la loi, ne laisse pas d’interroger[9].

Le second point renvoie aux menaces de suppression des financements publics de la LDH. Rappelons qu’il n’est pas de démocratie sans contre-pouvoirs. La tâche de la LDH n’est pas de soutenir le gouvernement, mais de dénoncer des manquements au respect des droits fondamentaux. Le gouvernement n’est pas l’État, au sens le plus large possible, lequel inclut le droit, et en l’occurrence la part du droit qui excède même le pouvoir strictement majoritaire du souverain, à savoir les droits humains fondamentaux, faute du respect desquels une majorité devient tyrannique.

Évoquons en guise de troisième point la tentative de dissolution des Soulèvements de la Terre. À celles et ceux qui s’offusquent de la violence réelle ou présumée d’actions de certains écologistes, je répondrai que des agriculteurs de la FNSEA recourent depuis des lustres à la violence contre les biens publics (encore en janvier 2023 avec une explosion contre un édifice public à Carcassonne) et les personnes, avec des suites judiciaires généralement très faibles[10]. Cette organisation a-t-elle été dissoute ?

Sur le fond, il revient à la justice d’éclairer de façon contradictoire certaines actions, de départager les responsabilités et le cas échéant de sanctionner pénalement les auteurs et autrices de violences effectives. Mais dissoudre globalement un mouvement qui rassemble de multiples organisations, arrêter des activistes, évoquer publiquement l’« écoterrorisme »– expression en l’occurrence sans fondement alors que dissuader de manifester est une première forme de terreur – sont autant d’entraves à la liberté constitutionnelle de manifester et autant d’intimidations.

Quatrième point, le retrait de son agrément à l’ONG Anticor, et le maintien de ce retrait ; la justice administrative ne s’est toutefois pas encore prononcée à ce sujet. Le même raisonnement que celui formulé pour la LDH peut être reporté ici. C’est à nouveau un contre-pouvoir que le pouvoir s’acharne à détruire. La vocation de cette organisation n’est pas non plus le soutien à tel ou tel gouvernement, mais la lutte contre la corruption au sein des institutions publiques. L’agrément est ici refusé à Anticor non parce que cette association fait mal son travail, mais parce qu’elle le fait trop bien, notamment à l’encontre de ministres en exercice.

Cinquième point, l’évocation un temps d’un troisième mandat présidentiel suggéré par Richard Ferrand, et repris par d’autres personnalités. La limite au nombre de mandats – une des caractéristiques essentielles à une démocratie – interdit l’identification de celles et de ceux qui exercent des fonctions à leurs fonctions, comme au sein des royautés et des dictatures. Il s’agit du fameux « lieu vide » par lequel Claude Lefort définissait la démocratie[11]. C’est la limitation au nombre possible de mandats qui interdit précisément à un président de s’identifier à sa fonction, et partant de devenir une manière de roi. Peu importe ici le caractère irréaliste de cette proposition, compte tenu de la règle des deux tiers au Congrès pour une réforme constitutionnelle. Elle exprime la mentalité et les dispositions d’esprit des élites dirigeantes.

Impossible de nier désormais la dérive illibérale des actuels pouvoirs publics. L’adoption de la loi immigration, qui plus est à l’issue d’une procédure orthogonale, marque l’étape suivante : la déconstruction du droit positif avec l’introduction de mesures dont l’actuel gouvernement reconnait d’ailleurs – un comble – l’anti-constitutionnalité ! Convient-il de rappeler que le président de la République est le premier garant de la Constitution ? Notons encore que le 20 décembre dernier le Parlement européen et les États membres se sont entendus sur un resserrement de la politique d’asile et d’immigration de l’Europe sans s’en prendre aux traités internationaux, ni aux droits fondamentaux.

Le désastre écologique : agriculture et biodiversité, pêche, droit, climat, répression

Il ne s’agit pas ici de faire un bilan détaillé, mais seulement de rappeler les grandes lignes de la politique environnementale du gouvernement. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que ce gouvernement ne fasse rien, ce que les engagements internationaux et européens de la France, et les dispositifs législatifs antérieurs, interdisent. Non, de manière ramassée l’action des pouvoirs publics relève du minimum syndical et n’est nullement à la hauteur des informations scientifiques croissantes dont nous disposons.

Commençons par le climat. Les émissions de gaz à effet de serre françaises – les émissions directes, non importées, et hors puits de carbone – ont baissée de 4,6% durant les 9 premiers mois de l’année 2023 par rapport à la période correspondante de 2022[12]. Elles avaient également baissé en 2022. Nous devrions atteindre les 5 % annuels conformément à notre engagement européen. Cela est aussi dû à la clémence des températures hivernales. En revanche, ni l’action, ni le discours ne sont au diapason de l’évolution rapide de la situation écologique. Où sont les mesures d’adaptation alors que le climat change rapidement sous nos yeux et changera plus encore ? Le gouvernement rendra toutefois son plan en la matière dans quelques mois ; que d’années perdues.

La défense des mégabassines et plus généralement la politique de l’eau en France ne sont pas du meilleur augure, alors même que nous nous dirigeons irrémédiablement pour la et les prochaines décennies vers des tensions croissantes en matière de disponibilité de l’eau douce. Que l’on songe ne serait-ce qu’aux Pyrénées orientales, ou aux communes du massif du Jura d’ores et déjà alimentées par citernes l’été. Rappelons que 2023 est l’année la plus chaude jamais enregistrée, 1,5 degrés de température moyenne globale (entre 1,48 selon Copernicus et 1,54 degrés Celsius selon le Berkeley Earth’s 2023 Global Temperature Report), avec une montée impressionnante des températures moyennes ces derniers mois et un réchauffement inouï de la température de surface des océans à compter de la fin avril (0,25 degré contre 0,5 degré durant les quarante années précédentes). Espérons qu’il ne s’agira pas des premiers indices d’un emballement ?

En termes de climat, nous avons d’ores et déjà basculé dans un nouveau régime dont les conséquences se feront de plus en plus sentir[13]. Compte tenu des actuelles trajectoires mondiales d’émissions, nous n’échapperons pas à des années à 2 degrés dès la décennie 2040, alors que la violence des événements extrêmes doublera entre 1,5 et 2°. Où sont les politiques d’accélération de la réduction de nos émissions ? Au lieu de quoi le président soutient le projet de pipeline chauffé Eacop depuis le lac Albert en Ouganda de TotalEnergies, affuble avec son ministre de l’Intérieur les activistes du titre de « terroristes », fragilise les associations par les contrats d’engagement républicains[14], défend les mégabassines même quand elles sont condamnées par la justice administrative, etc. Déni pitoyable d’une réalité se mouvant dangereusement, et qui ne manquera de mettre de plus en plus en danger la population.

La situation n’est guère plus mirobolante sur le front de la biodiversité. Ce qui filtre de l’adaptation par la France de l’engagement à protéger 30% du territoire, à la suite de la COP15 Biodiversité de Montréal, n’est guère encourageant. Tout est fait en effet pour réduire la portée de cet engagement et celui analogue et antérieur porté par la Loi Climat française du 12 octobre 2021. C’est 30 % des territoires terrestres et maritimes qui sont censés devoir être protégés, avec 10 % placés sous « protection forte ». Le décret d’application concernant la « protection forte » a été rendu public en février 2022. Or, la définition de la « protection forte » laisse pour le moins à désirer, sans compter que nous sommes loin des 10% : 1,6% des espaces terrestres et 0,4% des espaces maritimes.

La définition de ces zones fortes est moins exigeante que les standards européens et internationaux ; elle renvoie à la pression anthropique exercée et non aux qualités écologiques des zones concernées, ni aux moyens de les conserver, si ce n’est de les enrichir. Les critères de démarcation de ces zones ne sont pas suffisamment clairs. Aucune précision n’a en outre été donnée quant aux moyens financiers alloués à la gestion de ces zones. De nombreux élus ont également fait part de leur mécontentement[15]. La défense par le gouvernement des mégabassines n’augure rien de bon non plus sur les tensions en matière d’eau douce vers lesquelles nous nous dirigeons irrémédiablement pour la et les prochaines décennies.

Plus généralement, il ne sert à rien de prétendre défendre la biodiversité sans changer sa principale cause de destruction, à savoir l’agriculture conventionnelle. Une étude récente a rappelé la responsabilité des pesticides concernant l’effondrement des populations d’oiseaux en Europe[16]. Le même diagnostic vaut pour l’effondrement des populations d’insectes dont se nourrissent les oiseaux[17]. La France ne s’est guère mobilisée pour empêcher la réautorisation pour dix ans du glyphosate. De façon générale l’agrochimie détruit également la faune des sols qu’elle tasse au demeurant et réduit le taux de matière organique[18]. Elle contribue à l’empoisonnement général de la santé publique et à celui des écosystèmes[19]. Elle soutient un mode d’élevage industriel éthiquement insupportable et climaticide. Et le tout en condamnant nombre de paysans à la misère, quand ce n’est au suicide ou à la mort par cancer dû à l’exposition aux pesticides.

L’orientation de l’actuelle colère paysanne vers les seules réglementations européennes est d’une perversion remarquable. La difficulté ne tient pas, en tous cas pour l’essentiel, à ces contraintes en elles-mêmes, mais à leur coexistence avec un marché global permettant d’importer des produits concurrents à bas prix, non soumis aux mêmes contraintes. Maintenir une rémunération correcte des agriculteurs est également impossible dans le cadre d’un marché ouvert. Plus généralement, le problème des paysans est avant tout une question de revenus. Tel est aussi le cas général des salariés : exiger une rémunération du capital à hauteur de 15%, c’est nécessairement réduire à la portion congrue la rémunération du travail.

Enfin, qu’on ne nous raconte pas qu’il n’existe pas de contre-modèle, l’agroécologie biologique administre tous les jours la preuve du contraire ; si ce n’était, encore une fois, la rémunération du travail, et qui plus est en période inflationniste. Mentionnons encore les agissements gouvernementaux quant à la mer et tout particulièrement les mensonges sur les aires marines protégées – normalement 30 % du territoire marin français – alors que le chalutage des fonds marins n’y est nullement interdit[20]. Ajoutons in fine la fragilisation du droit de l’environnement dès les premières années du premier quinquennat[21].

« Qui aurait pu prédire la crise climatique ? » se demandait Jupiter en janvier 2023. Effectivement pas OSS 117. Quand on ne tient pas compte des avis des conseils scientifiques que l’on a pourtant créés, quand on ne cherche même pas à s’informer convenablement, quand on préfère accorder du crédit en économiste sommaire à des promesses technologiques indéfiniment reportées, quand on pourchasse toute forme de conscience écologique à coups de mesures pénales, quand on gaze des scientifiques, etc., on ne peut effectivement qu’être surpris, incapable d’anticiper quoi que ce soit et d’assumer la fonction de protection de toute autorité publique digne de ce nom.

De l’absurdité démocratique de la stratégie du « en même temps » au triomphe du néolibéralisme

Il y a quelque temps encore, lorsqu’on évoquait le « en même temps », c’était pour se pâmer d’admiration devant la pensée complexe de notre génial président, digne successeur en termes d’élévation de la pensée de cet autre génie des Carpates que fut le président Mao. Comme nombre d’idées simples, celle-ci est inepte et dangereuse. Pourquoi ne pas reprendre en effet le meilleur des solutions de gauche et le meilleur de celles de droite ? Évident, non ? Le problème est qu’elles sont généralement opposées les unes aux autres, et donc contradictoires, non miscibles. Et ce pour une raison fondamentale qui tient à l’essence même de la démocratie. Celle-ci peut être définie comme l’organisation de la société qui fait droit à sa pluralité spontanée, alors que les régimes autoritaires n’ont de cesse d’uniformiser la société et ses expressions.

En outre, la démocratie organise la diversité des opinions et des comportements de telle sorte qu’elle n’interdise pas l’avancée de la société dans son ensemble. Et pour ce faire elle organise une forme de consensus en creux autorisant une direction commune à l’ensemble de la société, mais en recourant à des solutions opposées. De la fin du XIXe à celle du XXe sièce, les sociétés démocratiques se sont assignées comme fin la maximisation de la production de richesses matérielles et la redistribution de ces richesses. Elles ont organisé le débat en rassemblant les positions possibles autour de la polarité droite/gauche : on pouvait maximiser la production de la richesse en libérant l’initiative privée ou en rationalisant la production ; on pouvait redistribuer la richesse produite de façon arithmétique et égalitaire, ou géométrique et donc au prorata du mérite des uns et des autres.

Bien sûr, cette structuration fondamentale des débats politiques possibles n’a cessé de s’enrichir de débats annexes que l’on cherchait à répartir selon cette même opposition droite/gauche. Il pouvait en aller de la question des relations de genres, de la liberté de mœurs, de la relation à la nation, des questions d’éducation, etc. Sur chacun des axes retenus, il n’est pas question d’« en même temps », mais simplement de déplacement d’un curseur, par exemple en matière d’inégalités – de répartition de la richesse matérielle – au sein d’une société avec la mesure de leur intensité par l’indice de Gini.

Évidemment on peut être sur le plan des mœurs plus ou moins libéral, de gauche, en associant à ce positionnement un autre, de droite, vis-à-vis d’un axe différent. La belle affaire ! Il n’en reste pas moins qu’il convient d’afficher une orientation visible et cohérente des actions qu’il convient d’impulser, et de les argumenter. Le « en même temps » s’est vite transformé en « j’affiche une orientation, et j’agis en sens contraire ». Ceci a été spectaculaire dans le domaine de l’écologie où les actions n’ont en rien suivi les déclarations tonitruantes sur l’orientation écologique du second mandat par exemple. Il en est allé de même en matière d’innovation démocratique. Les propositions de la Convention citoyenne ont été détricotées par le gouvernement avant même le parlement, contrairement au « sans filtre » imprudemment affiché, de toute façon contradictoire avec la machinerie même de la décision publique.

Le « en même temps » est même dangereux dans les circonstances que nous traversons. Le mouvement même du monde est en effet en train de ruiner les fondements de notre ancien consensus en creux. Et dans un tel contexte la clarté est cardinale. Depuis les années soixante monte en effet sourdement un diagnostic écologique fatal. L’orientation des sociétés portée par le consensus démocratique en creux est contradictoire avec le maintien de l’habitabilité de la planète. Le productivisme consumériste nous conduit à la violence des éléments et des hommes, puis à la mort. Et il serait impossible de faire décroitre notre empreinte matérielle sans une réduction drastique des écarts de richesses, d’autant que le niveau de destructivité est directement corrélé au niveau de richesses.

Un tel diagnostic est contradictoire avec notre actuel consensus démocratique. Il est bien plutôt appelé à s’y substituer ; d’où la perception des enjeux écologiques comme radicaux, effectivement. L’écologie ne peut donc, dans un premier temps, que fragmenter la société. Ce que semble confirmer l’installation d’un déni écologique épais sur la partie droite de l’échiquier, et des partis à gauche qui ne prennent pas réellement la mesure des changements requis sur quelques décennies.

Il est en outre d’autres enjeux qui ne se prêtent pas à la règle du consensus démocratique en creux. On fait ou non la guerre, mais on ne la conduit pas de droite ou de gauche ; de même pour les alliances que sa préparation et sa conduite appellent. À partir d’un certain seuil, celui qui interdit de postuler un intérêt général, réduire les inégalités n’est pas non plus une option de droite ou de gauche, mais une condition au système démocratique. Veiller au maintien d’un système pluraliste de l’information, avec un commun factuel d’informations, constitue tout autant une condition à l’existence d’une démocratie. Lutter contre l’islam fondamentaliste n’est pas non plus un enjeu de droite ou de gauche, il n’y a tout simplement plus de démocratie sous un califat et sous la charia. Certaines postures de la gauche politique sont en la matière scandaleusement ineptes.

En revanche, il n’y a pas de polarité droite/gauche face à la prétendue menace du « grand remplacement », y adhérer conduit ipso facto à détruire les droits humains et leur universalité, et vous enfonce dans un mixte indiscernable de haine et de bêtise. En revanche rien n’interdit de débattre démocratiquement de la question migratoire, c’est même une nécessité. Etc. Ce n’est vraiment pas d’« en même temps » dont nous avons besoin, mais d’un diagnostic ferme de la situation qui nous échoit, et d’orientations en conséquence claires et partageables.

Revenons plus directement à la Macronie. On cherche parfois à prétexter du haut niveau des prélèvements publics en France, ce qui est juste, pour rejeter les analyses en termes de néolibéralisme. Raisonnement court. Si l’on entend par néolibéralisme le refus du surplomb de l’État et la volonté de ne le considérer qu’à l’égal des agents économiques – État que le marché globalisé doit contraindre comme n’importe quel autre agent –, alors force est d’y discerner le seul référentiel constant de l’action publique depuis le premier quinquennat Macron.

Les gouvernements qui se sont succédé n’ont cessé de détruire nombre d’instruments de l’État et de l’action publique : le droit de l’environnement ; l’hôpital public en réduisant constamment le nombre des lits d’hôpitaux ; en fragilisant l’enseignement supérieur et la recherche publique, à quoi s’ajoutent la réduction du nombre des classes préparatoires alors qu’elles sont l’équivalent par exemple du système des Collèges aux USA ou de leur équivalent au Canada, et la suppression annoncée de l’ENA au lieu de la réformer ; en détruisant le corps diplomatique ; en cherchant à fondre l’IRSN (recherche) et l’ASN (gendarme) – comme s’il revenait à la police de produire la loi – et donc en portant atteinte à la garantie de la sécurité nucléaire ; le ministère de la justice par appauvrissement notamment jusqu’à une date récente ; la police en laissant l’extrême-droite la pénétrer, en encourageant une violence débridée par une doctrine du maintien de l’ordre sujette à caution, et en banalisant les bavures ; etc.

Quelques mots sur la réforme des retraites. Elle est apparue comme injuste pour les plus vulnérables et laissait apparaître une conception économiciste de l’existence. La retraite constitue en effet un moment particulier de l’existence, de loisir absolu, dégagé des contraintes du travail comme de celles de l’éducation et de l’apprentissage, le moment terminal – pour autant que la santé et les revenus le permettent –, où l’on peut enfin jouir de l’existence pour elle-même. Or, la réforme semblait animée de la conception rigoureusement contraire : le travail n’est pas le moyen d’une existence épanouie, mais sa fin.

Dès lors, la période sans travail ne vaut pas pour elle-même et peut être, si ce n’est doit être réduite. La partie la plus vulnérable de la population ne jouira en effet que de quelques années seulement de retraite ; ce qui a scandalisé la France, excepté son gouvernement et ses soutiens parlementaires. On peut discuter de cette conception, justifier de contraintes diverses, mais tel n’a pas été le cas, elle a été imposée d’en-haut, brutalement. Nouvelle réaffirmation du prétendu point de vue de la raison, lequel ne souffre aucune discussion…

Ce prétendu point de vue de la raison par-dessus les différences politiques et idéologiques, c’est précisément ce que l’historien de la Révolution française Pierre Serna appelle l’extrême-centre[22]. Après Thermidor, il n’y avait d’autre possibilité pour beaucoup de politiciens que de renier leurs positions antérieures, de se faire girouettes et de se situer au centre, entre les Jacobins honnis après la Terreur et les Royalistes menaçants. S’instaure alors une politique du centre qui, au nom de la raison au-delà des extrêmes, au nom de la liberté, promeut une politique liberticide et autoritaire, hantée par le maintien de l’ordre public.

Cette politique du centre s’est encore renforcée sous le Directoire et elle débouchera sur l’empire napoléonien. Comme le montre Pierre Serna, il y a là un véritable tropisme de l’histoire politique française, où girouettes et centristes présumés incarner par gros temps la voie de la raison et de la sagesse, ne cessent de se donner le mot : 1815, 1851, 1870, 1940 et, dans une tout autre mesure, 1958. Nous y sommes à nouveau, à l’horizon de l’extrême-centre, derechef l’extrême-droite et sa promesse misérable et fallacieuse de salut.

Des raisons de désespérer, mais…

Reconnaissons-le, nos démocraties sont moribondes faute des conditions qui les rendent possibles et de vigies qui aient du tempérament. Elles étaient d’avance incompatibles avec l’ordre néolibéral du monde qui ne pouvait que ruiner les classes moyennes et fragmenter le paysage de l’information. Oxfam rappelle chaque année le degré croissant de concentration du capital mondial. Nous sommes même entrés dans ce que Xavier Ricard Lanata appelait la « tropicalisation du monde »[23] : la soumission des peuples occidentaux au régime qui fut autrefois celui de leurs colonies ; un État oligarchique et autoritaire, des services publics au mieux paupérisés, une pauvreté croissante et le règne de la servitude volontaire façon populiste. L’Europe est train de rattraper son retard vis-à-vis des Etats-Unis trumpisés et menacés même de guerre civile.

La même Europe constitue désormais un nouveau cas d’école quant à la célèbre thèse d’Ibn Khaldûn[24], celle concernant la menace que font peser sur les empires aux populations pacifiées leurs marges barbares. Nous sommes en effet exposés au voisinage d’une Russie sauvage, plongée par son oligarchie mafieuse dans la misère tant mentale que matérielle, consacrant son maigre PIB aux armes et à la guerre, pendant que les canalisations de chauffage cèdent faute d’entretien sous une température de – 30° C, etc.

L’Europe est encore menacée par une Chine aussi lumineusement dirigée – foi de Trump – que son voisin septentrional. La Chine a encouragé des recherches dangereuses sur le coronavirus, plongeant à la suite d’une fuite dans un laboratoire P4 à Wuhan le pays dans deux années de confinement total[25] ; la même Chine, associée à l’Iran et donc aux Houthis qui bloquent le détroit de Bab al-Mandeb, engorge de marchandises ses propres ports, avec à l’arrière-plan une économie atone, etc.

Dans l’Hexagone, des jeunes des banlieues se shootent aux vidéos d’enfants palestiniens opérés sans anesthésie ; une indignation unilatérale qui nourrit à son tour le cycle haine-crimes contre l’humanité-vengeance. Un chroniqueur, Dominique Reynié, qui, bien que diplômé de l’Université, nous raconte sur une radio nationale que la misère des agriculteurs est due à l’amour de la Commission européenne pour les abeilles. Une gauche humaniste et universaliste qui bannit l’écrivain Sylvain Tesson – certes aussi réac que talentueux, et alors ? –, d’un festival de poésie dont tout le monde se fout, etc.

Comme le chante le diable de Jacques Brel, « ça va » ! S’il n’était des Arnaud Beltrame au sens de l’État poussé jusqu’au sacrifice, des Samuel Paty sentinelle de la laïcité, des Dominique Bernard, des juges comme Edouard Durand, des centaines de milliers de professeurs qui prennent soin de leurs élèves, des factrices qui acheminent le courrier, des soignants qui ne désertent pas les hôpitaux, ou des paysannes qui aiment leurs animaux et leurs terres, etc., je me rangerais sans réserve, à l’instar de John Muir, du côté des ours, fussent-ils amateurs des jardins, dans la lutte finale entre l’espèce funeste que nous sommes et le reste du vivant !

Dominique Bourg

PHILOSOPHE, PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE