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  • La chronique De Jézabel Couppey-Soubeyran

    A quoi carbure l’inflation ?

    Sur le tableau de bord de la Banque centrale européenne (BCE), le chiffre de l’inflation annuelle du mois d’octobre, + 2,9 %, n’est plus si loin de la cible de 2 %. Faut-il y voir le succès des hausses des taux effectuées par la BCE au fil de ces derniers mois ou, au contraire, la preuve que le phénomène était transitoire et ne justifiait pas de remonter si vite et si fort le prix de l’argent ? Peut-être ni l’un ni l’autre car, à bien y regarder, cette moyenne masque une mosaïque de situations fort contrastées entre les pays membres.

    En Belgique et aux Pays-Bas, le niveau général des prix des biens et services consommés par les ménages a reculé entre le mois d’octobre de 2023 et celui de l’année précédente : l’inflation y est donc… négative. Ce recul est le plus fort en Belgique, où le taux a baissé de 1,7 %, tirant vers le bas la moyenne de la zone euro. Dans quatre autres pays, le taux d’inflation se situe en dessous de la moyenne : Italie (1,8 %), Luxembourg (2,1 %), Lettonie (2,3 %), Finlande (2,4 %). Mais dans les quatorze autres pays, le taux d’inflation la dépasse, parfois de beaucoup. Le taux annuel a certes baissé en France, mais il atteint encore 4,5 %. Il baisse en Allemagne (3 %) et au Portugal (3,2 %), mais reste au-dessus de la moyenne. Il continue d’augmenter en Grèce (3,8 %) et en Espagne (3,5 %). Le taux le plus haut est celui de la Slovaquie (7,8 %), suivie d’assez près par la Croatie (6,7 %) et la Slovénie (6,6 %). Des résultats trop contrastés pour que l’on puisse parler d’une désinflation généralisée.

    Là où le taux d’inflation est devenu négatif, en Belgique (– 1,7 %) et aux Pays-Bas (– 1 %), il est trop tôt pour parler de déflation. D’une part, la baisse des prix devrait aller de pair avec un recul de l’activité. Or, si c’est le cas aux Pays-Bas, où le recul du produit intérieur brut s’accentue légèrement au troisième trimestre (– 0,5 % après – 0,2 %), en Belgique au contraire la croissance a légèrement accéléré au cours de la même période (+ 1,5 % au troisième trimestre, contre + 0,1 % dans la zone euro).

    Menace d’explosion des bulles

    D’autre part et surtout, alors qu’une déflation implique un recul généralisé des prix, la baisse de l’inflation dans les deux pays tient pour ainsi dire à un seul poste de dépenses, « logement, électricité et gaz », dont les prix ont baissé de près de 30 % en Belgique comme aux Pays-Bas entre octobre 2022 et octobre 2023, et qui pèse lourd dans le calcul de l’indice des prix (20,1 % en Belgique, 16,4 % aux Pays-Bas). En revanche, les prix des autres postes de dépenses, en particulier l’alimentation, continuent d’augmenter. Belges et Néerlandais ne ressentent assurément pas la déflation quand ils vont acheter de quoi manger et paient leurs loyers, d’autant que la part des loyers est bien plus basse dans l’indice des prix, compte tenu du fait que cette dépense est nulle pour les propriétaires, que dans le budget des locataires.

    Bref, c’est de la facture de gaz et d’électricité que vient la baisse de l’inflation, ce qui n’a pas grand-chose à voir avec un succès du resserrement de la politique monétaire, mais bien davantage avec la baisse des importations de gaz résultant de la guerre en Ukraine et les mesures prises par les gouvernements de ces deux pays pour contrôler les prix de l’énergie. Face à une telle hétérogénéité des taux d’inflation entre Etats membres de la zone euro, on en viendrait plutôt à douter qu’une politique monétaire « unique », c’est-à-dire calibrée pour la moyenne de la zone, puisse être utile.

    En réalité, ces évolutions traduisent le caractère déterminant des prix de l’énergie, qui eux-mêmes reflètent notre dépendance aux énergies fossiles. Les mesures de contrôle des prix ont assurément une capacité plus grande que la hausse des taux d’intérêt à neutraliser des hausses de prix issues d’une inflation structurelle et non pas d’un excès de monnaie (inflation monétaire). Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’une inflation transitoire, ainsi que l’affirment certains économistes, comme James Galbraith. Une inflation sous contrôle, peut-être, le temps que durent les mesures de contrôle de prix, mais qui demeure latente tant qu’on ne l’attaque pas à la racine, c’est-à-dire tant qu’on ne réduit pas notre dépendance aux énergies fossiles par une transition énergétique qui parvienne à en réduire drastiquement la part dans le mix énergétique.

    Par ailleurs, James Galbraith n’a pas tort de reprocher aux économistes mainstreamles vieux schémas dans lesquels beaucoup d’entre eux restent enfermés, comme celui d’un arbitrage possible entre inflation et chômage, faisant des récessions le prix à payer pour réduire l’inflation et offrant aux pouvoirs publics une réduction des émissions de CO2 sans effort d’investissement de leur part. Un tel schéma conduit à prescrire une solution erronée, sinon douloureuse, de hausse des taux en réponse à une inflation en grande part structurelle, sur laquelle cela ne peut guère agir, sinon en faisant baisser la demande d’énergie à mesure que ralentissent l’investissement et la croissance.

    Mais pour autant, aurait-on pu maintenir encore longtemps les taux d’intérêt aussi bas sans augmenter toujours plus le risque de crise financière ? Non, car si la menace d’explosion des bulles immobilières et financières a grandi ces derniers mois avec la remontée des taux, d’ailleurs aujourd’hui mise en pause, il ne faut pas oublier que c’est avec ces taux trop bas pendant trop longtemps que ces bulles se sont formées. Les taux bas sont un poison lent pour la stabilité financière, mais la remontée des taux est une arme à l’efficacité incertaine pour recouvrer la stabilité des prix, et à manier avec beaucoup de précaution pour éviter l’explosion financière.

    Note(s) : Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-I et conseillère scientifique à l’Institut Veblen